Quand l’expression se vide … d’expression, nous tirons la langue
La langue française a connu, tout au long de son histoire, d’étranges distorsions. Parmi les plus connues : l’argot, la langue verte, ou d’autres moins connues, comme le choix de ne plus prononcer certaines lettres pendant la période post-révolutionnaire.
Ces « manières » de langages, plus ou moins bizarres, avaient pourtant toutes un objectif, parfois politique, voire une utilité immédiate. Ce début de 21ème siècle n’échappe pas à la règle.
Dans certains cas, notre langue se teinte d’exotisme ; dans d’autres, elle abandonne tout sens par la répétition d’expressions plus ou moins classiques mais dont l’emploi, pour tout et rien, plonge irrémédiablement son utilisateur dans un vide sémantique affolant.
« En fait » est l’une des expressions du moment les plus abrasives pour l’oreille. Sur une radio publique, généralement de bonne tenue, un jeune architecte (par ailleurs sans doute talentueux) a réussi l’« exploit » de placer 22 « en fait » entrecoupés de « heu » fort excusables, car il ne devait pas avoir l’habitude de « causer dans le micro ». Résultat : pas de résultat justement, autre que de décrédibiliser son propos, pire de le ridiculiser.
De l’architecte au commercial en passant, plus grave, par le professeur des écoles, nous sommes poursuivis par cette locution, sans espoir de lui échapper autrement qu’en étranglant notre interlocuteur.
" En fait " dépasse désormais nombre d’expressions à l’instar de « c’est clair », « en même temps », « pas de souci » (quand ce n’est pas « no souci ») …
AU PLACARD
Il y en a eu d’autres ... « C’est cool » traîne dans les rues depuis mai 68, ou peu s’en faut. « Ca craint » a l’âme chevillée au corps. « Tu vois, j’veux dire, à la limite » s’estompent peu à peu. C’est cela la mode. Adulé un jour, au placard le lendemain …
Le « verlan » n’est plus guère systématique de nos jours, loin s‘en faut. Les adultes le raillaient, en son temps. Mais les « keufs » sont restés les keufs et les «meufs» les meufs ...
Le « verlan » avait (encore) une raison. Il s’agissait de partager, dans ce qui allait devenir les « tribus » (terme récupéré par la suite par le monde du marketing et de la téléphonie mobile, notamment), une ébauche de langage.
Certes, cet idiome apparaît peu structuré par rapport à l’argot des grands aînés, véritable langue créée par les bagnards pour ne pas être comprise par leurs geôliers. Elle fut même évolutive, car ces derniers finissaient par la comprendre, donc les premiers la transformaient alors pour qu’elle garde ses secrets. Mais qui aurait pu, d’emblée, savoir qu’un « louchebem » était un boucher ? …
Plus anciens, beaucoup plus politiques aussi sous le Directoire, les « Incroyables » et les « merveilleuses », haineux vis-à-vis de la période révolutionnaire, avaient banni la lettre « r » de leur phrasé et une bonne partie des consonnes. Ce qui est vite devenu inintelligible. Le « R » de Révolution n’était donc plus prononcé par les Inc’oyables et les Me’veilleuses. Ils dansaient dans les « bals des victimes » où n’étaient admis que ceux qui avaient perdu un proche sur la guillotine.
Que l’on soit en accord, ou pas, avec ces objectifs ou ces raisons, le tout peut défendre sa place. Mais que dire des pauvres émanations actuelles ? En fait ...
« Dans le Jardin des mots » (2001, éditions de Fallois), Jacqueline de Romilly, révérée par Detoxinfo.fr, évoque la santé de la langue et effectue une élégante parabole médicale.
« Ce serait bien si chacun disait à son voisin ’montre-nous ta langue’, au sens du langage. Ce serait s’assurer, non seulement de la santé de la langue, mais aussi de la santé d’un peuple et de sa culture, de ce qui compte pour son avenir et même pour sa prospérité », écrit notre académicienne préférée.
Heureusement, l’évolution nous apporte parfois de très bonnes surprises, comme le « slam », cette poésie populaire emplie de sens et acrobate du jeu de mots. Ouf !
Achille